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Certains historiens assignent la date du 11 mars 2096 (calendrier universel) comme origine à la période dite un peu pompeusement des “Jardiniers de l’univers” D’autres, par pur esprit de contradiction, préfèrent la faire remonter à la parution du livre de Hugo von Steiner : Thèse sur l’adaptation de l’univers à l’homme, en 2037. Leurs détracteurs soutiennent en riant sous cape qu’on pourrait alors aussi bien la faire partir du XXe siècle en arguant des innombrables romans de science-fiction qui décrivaient en termes fantaisistes le remodelage des planètes et la construction de mondes artificiels. Ils citent volontiers, non sans ironie, l’un des plus obscurs, qui fut publié initialement sous le titre maladroit de « Chirurgiens d’une planète » et qui connut un certain succès lors de sa réédition sous un autre titre : Mars : Le rêve des forêts.
Mais bien que personne ne doute aujourd’hui que le 11 mars 2096 soit une date historique, peu de relations exactes ont été données des événements qui se déroulèrent ce jour-là. Si les témoignages et les documents concordent sur la déclaration que fit Georges Beyle à la population des Trois Planètes, Terre, Lune et Mars, embryon de ce qui allait devenir les États du Système Solaire (E.S.S.), les discussions demeuraient passionnées et fréquentes quant aux événements secrets qui précédèrent immédiatement cette déclaration. La publication récente des Archives de l’université de Circée (Mars) jette une nouvelle lumière sur cette question controversée et éclaire d’un nouveau jour la situation politique de cette époque de transition.
On savait qu’au matin du 10 mars, Rolf Carenheim, Premier Conseiller du Président du Gouvernement de la Terre, fut avisé que Georges Beyle désirait l’entretenir le lendemain. Il ne manifesta aucune surprise mais tint à répéter dans un communiqué qu’il déplorait l’état du courageux Directeur administratif du Projet.
L’entretien devait avoir lieu dans les bâtiments du Projet situés dans une enclave proche de Grenoble, dans le district français, où Carenheim avait accepté de se rendre. Il savait que Beyle n’avait pas quitté Mars et il s’attendait à une téléconférence. Il avait également été informé qu’aussitôt après cet entretien, Beyle s’adresserait aux populations des Trois Planètes. Il ignorait en principe le contenu exact de la déclaration de Beyle mais il est probable qu’il avait été averti, par courtoisie, de ses grandes lignes et que c’était ce qui l’avait conduit à accepter une invitation aussi soudaine.
Carenheim gagna l’Europe par avion orbital et fut accueilli dès son arrivée sur la piste de la Direction Centrale du Projet par Milton Andrews, Directeur général du Projet. Accompagné d’Andrews, il se dirigea sans autre escorte vers l’une des salles de conférences. Les deux hommes y pénétrèrent seuls. Ce qui se passa ensuite demeura pour l’essentiel secret jusqu’à la publication des Archives de Circée.
La surprise de Carenheim dut être grande lorsqu’il ne reconnut dans la salle aucun des appareils qui servaient d’ordinaire à l’établissement d’un duplex Terre-Mars. Il ne vit pas non plus le moindre siège alors que la longueur des échanges avec Mars conduisait d’ordinaire à assurer les meilleures conditions de confort aux participants. On peut imaginer qu’il lança un regard interrogateur à Andrews, mais celui-ci demeura silencieux. Le Conseiller dut craindre un instant un complot ou une volonté délibérée de l’abaisser, mais il n’en laissa rien paraître. Il avait la réputation d’être un homme courageux.
Le mur qui lui faisait face dut l’intriguer. Il ne semblait pas constitué d’une paroi solide mais d’une pellicule argentée. Lorsque la porte se referma, cette pellicule se déchira et, dans le prolongement de la salle, Carenheim découvrit une autre salle dont rien ne semblait le séparer mais qui, par son agencement et son décor, ne pouvait se trouver que sur Mars. L’illusion était parfaite et Carenheim ne crut pas un seul instant qu’il s’agissait d’un écran ordinaire ni même d’une projection holographique. Ce ne pouvait être qu’une simulation locale. Ou autre chose…
Au centre de cette autre pièce, dans son cercueil de verre et de métal, gisait Georges Beyle. Le caisson était suffisamment incliné pour qu’il pût faire face à Carenheim. Derrière Beyle se tenaient Archim et Gena Noroit. Dans le fond de la salle, Hien Li contrôlait des appareils.
Quelque chose cependant intrigua Carenheim. La scène semblait figée comme si l’immobilité de Beyle avait gagné le décor qui l’entourait. Puis Gena changea soudain de position. Elle s’était déplacée de quelques millimètres et son geste aurait pu passer inaperçu s’il n’avait été aussi brusque. En même temps exactement, le bras droit de Hien Li s’était abaissé. On eût dit deux images fixes successives décomposant un mouvement.
Il fallut sans doute moins d’un dixième de seconde à Carenheim pour mesurer la signification de cette mise en scène. Il fit un pas vers cette impossible autre salle dont rien ne semblait le séparer, sinon parfois une vague transparence, un éclair soudain, un réseau lumineux aussitôt effacé et surtout cette fixité glacée. Andrews le prit par le bras et le retint.
Alors seulement Beyle salua Andrews et Carenheim d’une voix mesurée qui indiquait à quel point il avait appris à contrôler son larynx artificiel. Archim et Gena demeuraient silencieux et immobiles, comme des statues de cire.
— Je suis heureux de vous revoir, dit abruptement Beyle. Je suis heureux de vous voir avec cette netteté malgré la répugnance que vous m’inspirez. Nous avons fait quelques progrès.
Carenheim pâlit visiblement. Ce n’était pas l’effet de l’injure. La voix de Beyle était anormalement présente. Elle n’avait pas pu être portée par des ondes sur des millions de kilomètres. Elle semblait seulement avoir franchi quelques mètres. Et Beyle se trouvait sur Mars.
— Vous êtes souffrant, répondit Carenheim. J’exprime le vœu que vous vous rétablissiez complètement et rapidement. Mais votre état ne vous donne pas le droit de…
Il n’acheva pas sa phrase. Sa voix était retombée comme s’il avait peur ou comme s’il soupçonnait une traîtrise. Il se prépara à attendre la réponse plusieurs minutes et à recevoir dans l’intervalle la suite du message de Beyle. Mais le temps semblait suspendu dans cette salle, désarticulé. Et la soudaineté de la réaction de Beyle le surprit.
— Taisez-vous, hurla Beyle. Mieux que personne, vous savez à qui je dois cet état que vous déplorez. J’ai appris bien des choses, Rolf Carenheim, et je sais plus de choses sur vous que quiconque, que vous-même peut-être. Et je ne les ai pas apprises en achetant des consciences, en tuant, en faisant chanter. Je les ai découvertes en réfléchissant. Durant une infime partie des jours que j’ai passés seul, immobile, prisonnier de mon corps ou plutôt coupé de lui, j’ai pensé à vous. Je sais qui vous êtes.
— Vous n’avez aucun droit, protesta Carenheim. (Puis il dit :) Vous n’êtes pas sur Mars. Ou bien…
Il ne songeait même pas à quitter la salle. Il faisait face.
— De quel droit parlez-vous, Carenheim ? Est-ce au nom de ce droit que Ransome a été tué, que Svornjesen est mort avec ses hommes, que j’ai manqué de peu mourir moi-même ?
Carenheim essaya de se montrer sarcastique.
— Ceci est un jugement ? Où est le tribunal ?
— Non, Carenheim, ce n’est pas un jugement. C’est l’annonce d’une défaite, de votre défaite. Et je me trouve bien sur Mars, comme vous le savez. Vous vous demandez par quel miracle ma voix semble vous atteindre instantanément, sans le long délai des minutes volées par la distance. Vous vous demandez pourquoi je vous semble si proche, pourquoi le seul obstacle qui subsiste entre nous semble être cette boîte de verre dans laquelle vous m’avez enfermé. Ou bien avez-vous perdu l’habitude de vous poser des questions ?
— La porte dans l’espace, dit Carenheim. Vous avez réussi.
— Oui, Carenheim, nous avons réalisé la porte dans l’espace. Je pourrais vous laisser la franchir. Je pourrais vous laisser quitter la Terre pour Mars, en moins de trois pas. Mais je ne le ferai pas car cela vous tuerait. La porte n’est pas encore parfaite. Les êtres vivants ne peuvent pas la franchir. Les molécules complexes qui les composent en sont altérées et cela tue. Je ne veux pas que vous mouriez. Pas de cette façon. L’information elle-même passe difficilement. La plus grande partie de ce que vous voyez et entendez est reconstruite par simulation sur la Terre même, à l’aide d’ordinateurs.
Beyle se tut. Les membres mécaniques qui entouraient le cercueil de métal se déployèrent par saccades, lentement et précisément.
— Mais l’air, lui, peut franchir la porte dans l’espace. Et dans quelques mois, dans quelques années au plus, Mars sera une autre Terre. Il ne s’agit plus de décennies. Je ne sais pas si je verrai la Mars Promise. Mais vous, vous la verrez. Peut-être.
Les membres mécaniques de Beyle étaient allés chercher un objet fuselé d’allure inquiétante.
— Vous ne me croyez sans doute pas, Carenheim ? Vous pensez encore que tout cela n’est qu’une mise en scène. Voyez et croyez.
Gena pressa un bouton sur une console. Un vent violent se déchaîna dans la salle, sur Terre. L’air se précipitait vers l’autre extrémité de la pièce, celle qui se trouvait sur Mars.
— Même sous les dômes, dit Beyle, la pression est ici très inférieure à celle qui règne sur Terre. Ce studio est étanche et nous y avions maintenu une pression terrestre. Gena vient d’ouvrir une vanne. L’air se précipite ici. Vous aimez ma petite démonstration ? Puérile, n’est-ce pas ?
Andrews et Carenheim devaient lutter pour éviter d’être emportés par le vent.
— Le vent qui souffle entre les mondes, dit Beyle. J’aurais pu ouvrir cette porte sur un désert de Mars. Vous auriez été emporté sans rémission par une tempête. Alors, vous auriez appris très vite ce que c’est que de vivre sur un monde où l’air est rare, un produit de luxe. Ce que vous venez de voir sur une échelle minuscule se reproduira pendant les mois qui viennent à l’échelle planétaire. La Terre ne souffrira pas de cette transfusion. Mais Mars vivra. Mars connaîtra une nouvelle civilisation. Que cela vous plaise ou non. Vous ne pourrez rien empêcher, ni rien contrôler.
Le rire singulier de Beyle se fit entendre et Andrews rapporta plus tard dans ses Mémoires posthumes qu’il ressentit à cet instant un profond malaise. Il doutait de la santé mentale de Beyle. Son appréhension grandit lorsqu’il reconnut l’objet allongé que braquait maintenant un des membres artificiels de Beyle. C’était une arme, un brûleur. Carenheim dut le reconnaître aussi mais il ne broncha pas.
— Il n’y a pas que les gaz qui puissent franchir la porte dans l’espace, dit Beyle. L’énergie brute le peut aussi. Vous m’avez donné l’air de la Terre. Je puis vous rendre l’énergie de Mars.
Le fuseau remonta lentement jusqu’à prendre Carenheim pour cible. Andrews qui n’avait été prévenu de rien de tel blêmit. Archim et Gena demeuraient impassibles.
Un doigt mécanique jouait sur la crosse de l’arme.
— Ainsi étiez-vous, Carenheim, dirigeant de la Terre une arme destinée à détruire Mars ou du moins à la soumettre à votre ambition. Une arme complexe, coûteuse, précise, composée de milliers de rouages, agents, espions, fanatiques. À votre arme, je ne puis opposer que cet outil, un seul brûleur. Rien qu’un seul brûleur. Et il se trouve si loin de vous. À des millions de kilomètres. Songez-y bien, Warwick, ex-faiseur de rois.
La flamme orangée jaillit du brûleur. Mais le membre mécanique de Beyle avait détourné le faisceau. Derrière Carenheim et au-dessus de sa tête, la paroi grésilla et fondit. La porte dans l’espace infléchissait à peine la course de l’éclair.
— Ou bien trouvez-vous cet outil trop proche de vous, Carenheim ?
La flamme s’éteignit et le vent violent cessa de souffler dans le même instant. Carenheim demeura figé sur place. Andrews laissa échapper un soupir puis grimaça un sourire. La serre métallique de Beyle s’ouvrit et le brûleur tomba au sol dans un grand fracas de métal.
— Vous êtes libre, Carenheim, reprit Beyle. Vous n’avez plus d’importance. Vous pouvez vous en aller. Ce n’est plus à vous que je m’adresse. C’est à la Terre entière, aux Trois Planètes.
L’essentiel de son discours est bien connu. Il n’est pas de nos jours un humain ou un système cognitif qui ne l’ait entendu au moins citer.
— J’ai quelques nouvelles d’importance à vous annoncer. La première, c’est que le projet de terraformation de Mars sera achevé d’ici quelques années.
Il fit une pause.
— Nos laboratoires, reprit-il, ont fait une découverte d’une importance fondamentale pour l’avenir de la civilisation humaine. Cette découverte, c’est la porte dans l’espace.
» C’était un vieux rêve. Transmettre de la matière et de l’énergie dans l’espace à une vitesse presque infinie. Ce rêve est devenu réalité. L’ère des grands navires que l’on avait conçus et construits pour transporter de l’oxygène et de l’eau de la Terre sur Mars est révolue. Dans quelques mois, dans quelques années, ce projet gigantesque qui devait occuper l’humanité pendant des décennies sera complété.
» Cela mérite réflexion. Car cette innovation nous ouvre des horizons illimités. Chaque fois que l’humanité s’est trouvée en face d’une tâche immense, qu’elle a lancé à l’univers un défi apparemment insoutenable, elle a trouvé le moyen de tenir son pari et de dépasser-même les objectifs qu’elle s’était fixés. Son histoire est faite de rêves réalisés. Mais un temps, comme il est déjà arrivé, elle a cru devoir renoncer à son avenir.
» La transformation de Mars était l’occasion d’un nouveau pari. Il a été gagné.
» Demain, nous résoudrons d’autres problèmes. Mars n’est qu’une étape sur une longue route. Nul ne peut dire où elle mène. Il n’y a pas de futur. Il n’y a que des avenirs. Nous savons seulement que cette route passe par les étoiles, que nous les atteindrons et que nous les peuplerons un jour. Notre porte reliera des mondes qui se situent aujourd’hui à ces extrémités opposées de l’univers qu’observent nos instruments les plus sensibles.
» Personne ne peut dire quand ces choses adviendront. Le rythme des découvertes s’accélère sans cesse. Les délais nécessaires à la réalisation d’un projet immense s’amenuisent chaque jour. Les frontières de l’empire des hommes s’étendent. La seule chose dont puisse être assuré un homme vivant, même âgé, c’est qu’il verra son monde changer de nombreuses fois avant sa mort.
» Il nous faut accepter le changement. Nous ignorons presque tout de ce qui nous attend sur d’autres mondes, auprès d’autres étoiles. Nous n’en aurons une idée que dans un siècle, ou peut-être demain. Mais il se peut, il est presque assuré, que nous rencontrerons là-bas d’autres civilisations et il faut nous préparer à cette rencontre.
» Nous savons que Mars a été la scène du passage, il y a bien longtemps, d’une autre espèce que nous devons qualifier de raisonnable et de technicienne. Il se peut qu’elle ait disparu. Il se peut que nous la rencontrions au cours de nos explorations futures. Il se peut qu’elle ne soit pas unique. Nous avons contracté une dette à l’endroit de cette espèce car c’est dans la ville qu’elle nous a laissée que nous avons découvert l’isolant qui nous a permis de conclure nos travaux sur la porte dans l’espace. Notre histoire ne nous appartient plus tout à fait.
Il leur dit ce qu’il attendait et espérait de l’avenir et Gena, Archim et Hien Li, Andrews et Carenheim qui percevaient directement sa voix synthétique l’écoutèrent, et tous les autres qui l’entendaient avec des secondes, des minutes ou des heures de retard l’écoutèrent aussi. Il parla longtemps. Il parla bien au delà de ce qu’il avait prévu de dire. Il expliqua ce que le projet avait été pour lui, ce que l’avenir pouvait être. Il leur fit partager son rêve. Ils oublièrent qu’il était enfermé dans une boîte de métal et de verre, qu’un cœur artificiel battait dans son corps et que ses muscles étaient électromécaniques. Ils oublièrent son visage émacié, figé, blême. Il devint la langue des avenirs.
Il se tut enfin. Ses yeux bougèrent imperceptiblement, il fit pivoter le caisson et observa successivement Archim et Gena. Puis il dit :
— Il est temps que je parte. Je vais quitter Mars. L’espace m’attend. Il reste beaucoup à faire avant de rencontrer les Autres.
Ses paupières s’abaissèrent lentement. Il ne vit pas une larme couler sur la joue de Gena. Sur les écrans qui reflétaient ses rythmes vitaux, les pulsations ralentirent, se stabilisèrent.
Georges Beyle dormait sous la protection des machines. Et les rêves ou les cauchemars qui hantaient son sommeil, il ne pouvait les partager avec personne.